Les Départs |
Ainsi notre long et pénible travail toucha à son terme vers le 12 mars 1942. Hélas ! La neige nous empêchait de partir, car ceux du deuxième tour avaient posé comme condition catégorique que le premier tour ne partirait que si la neige fondue, les traces devaient passer inaperçues. Les costumes civils étaient prêts à être enfilés, les papiers étaient en règle et ne demandaient qu’à servir ; il en était de même des mannequins qui se morfondaient sous notre plancher. Mais ce sacré froid persistait et aucune fonte de neige en perspective. Le départ était donc reculé sine die. Lorsque le 15 mars, coup de théâtre, un sous-officier allemand, interprète avec lequel parlait souvent Massignac, lui apprend que les officiers du 2ème bureau venant d’être informés d’un tunnel dans notre bloc, allaient procéder à des fouilles monumentales. Cela était-il vrai, nous n’en sûmes jamais rien ; le fait était qu’il était dangereux pour nous de risquer une fouille de la Gestapo, alors que nous avions tous les éléments en mains pour nous évader, éléments que nous avions payés de notre fatigue et de notre ténacité depuis huit mois. Il n’y avait pas à hésiter, il fallait partir au plus tôt et se fier à la Providence quant aux traces susceptibles de nous trahir. Le premier tour fait la promesse de les effacer au maximum et de semer une quantité imposante de poivre, afin de brouiller les pistes des chiens policiers. 1er DEPART = 16 mars 1942 Ce premier départ est donc fixé au 16 mars à la nuit, peu avant l’extinction des feux, vers 21 heures, car nous avions remarqué qu’à cette heure les sentinelles étaient beaucoup plus occupées à nous faire rentrer dans nos chambres plutôt qu’à surveiller les barbelés extérieurs. D’autre part, il aurait été dangereux de partir après l’extinction des feux, le silence le plus complet régnant à ce moment-là sur tout le camp. La journée du 16 se passe donc au milieu d’une fébrile activité ; chaque partant graissant ses chaussures de marche, faisant en cachette sa petite valise et rassemblant quelques provisions constituées surtout par du chocolat, de la poudre d’Ovomaltine et des biscuits de guerre. Inutile de dire qu’une joie intense règne parmi nous tous, car nous avons une foi inébranlable dans notre succès, nous sommes certains d’arriver au bout. Ceux qui restent confient des lettres aux partants et à la tombée de la nuit, les huit heureux gagnants du premier tour disparaissent dans la trappe avec un regard de confiance à ceux qui doivent les suivre le lendemain et un sentiment de regret pour ceux qui ne sont pas de la partie. La chambre souterraine de départ, devenue vestiaire, est témoin de la transformation en civil. Duhen s’engouffre le premier dans le tube avec de nombreuses pochettes chauffantes, car il s’agit de percer la couche glacée avant d’apparaître au regard des étoiles. Quelle satisfaction de pouvoir franchir les 120 mètres du tunnel en poussant sa petite valise devant soi, après avoir fait ce chemin plusieurs mois, une corde et un chariot de sable au bout des mains. En tant que premier partant du 2ème tour, j’ai l’occasion de vivre ce premier départ avec les partants, sous le sable, car j’ai la mission de reboucher le trou au moyen d’une sorte de couvercle qui, une fois posé, sera recouvert de neige par le dernier partant. Certes, ma joie est loin d’être complète, car combien n’aurais-je pas donné pour faire partie de ce premier tou ! Enfin, le sort fut contre moi, il faut être beau joueur ! En effet, ce n’est pas sans amertume qu’une fois mes huit camarades partis, à mon tour, j’aperçois au-dessus de ma tête le petit carré étoilé et l’air frais de la nuit s’engouffrant dans notre souterrain. J’ai rarement dû faire un effort de volonté aussi grand pour reboucher ce carré de ciel et ramper à nouveau à l’intérieur des barbelés ; certes, il n’y avait pas de raison que je ne parte pas le lendemain soir, mais il faut compter sur le mauvais sort, sur la capture d’un des partants de la première nuit au cours de cette nuit, sur le mauvais fonctionnement du camouflage par mannequins au cours des appels du lendemain ; enfin, Mektoub ! Inch’Allah ! Le sort en est jeté, je me suis remis volontairement dans les barbelés pour ne pas faillir à ma parole de ne partir que le deuxième jour et de guider les partants de ce deuxième tour. Cette promesse suivant une autre promesse que nous avions tous échangée avant de partir : celle de ne pas dévoiler, sous aucun prétexte, même sous la menace des violences, notre origine dans le cas où nous serions repris au cours de la traversée de l’Allemagne, ceci en vue de permettre des départs successifs, pour ceux que cette belle aventure tenterait. Cette promesse devait durer quatre jours pleins, car nous estimions qu’après quatre départs, le tunnel ne pouvait pas ne pas être découvert. Ainsi, ce premier départ s’effectua comme prévu tout normalement. Seuls, au cours de la nuit, des aboiements de chiens dans le lointain nous inquiétèrent un peu. C’était le passage de nos camarades qui réveillait de vigilants gardiens. 2ème DEPART = 17 MARS 1942 Cette journée fut fertile en émotions, car huit des nôtres étaient loin, et deux appels successifs risquaient de compromettre à tout jamais notre départ du soir où j’étais chef de file. Grâce à DIEU, le système des mannequins fonctionna admirablement, les Allemands n’y virent absolument rien. Nous allions aussi, souvent, jeter un coup d’oeil discret sur l’emplacement approximatif de notre débouché pour voir si un attroupement inaccoutumé d’Allemands ne s’y opérait pas, ce qui aurait été du plus mauvais présage. Heureusement, rien de tout cela. Nous avions donc à répéter le soir l’aventure de nos huit amis de la veille. Enfin, pour nous, le fameux jour "J " est arrivé ; notre grande espérance de retour en FRANCE entre dans la voie de la réalisation directe et c’est avec un certain enthousiasme que je plonge pour la derrière fois dans le trou où je revêts enfin mes vêtements civils recouverts d’une salopette, afin de ne pas trop les salir durant les 120 premiers mètres de mon évasion. En tête de l’équipe, avec mon fidèle Gabriel de la GORCE à mes trousses, j’arrive rapidement au bout du tube. A 21 heure moins le quart, heure prévue pour déboucher, je retire la trappe de sortie et fait apparaître à nouveau un magnifique carré de ciel etoilé ; la lune se lève éclairant de sa lueur blafarde le sous-bois recouvert de neige. A mesure que je passe ma tête et mon corps à travers le trou, je suis littéralement enivré par l’air frais, l’air libre ; plus de barbelés, je ne suis plus prisonnier et c’est un enthousiaste Deo Gratias que je prononce à l’oreille de Gaby dès qu’il me rejoint dans un fourré d’où nous allons examiner la situation. Derrière nous, les lueurs du Camp et la sonnerie de l’extinction des feux qui résonne à 21 heure, à l’intérieur des barbelés, pauvres frères captifs ! Combien de mois vont-ils encore subir la détention ? Devant nous la forêt de sapins obscure où il faut nous engouffrer au plus tôt pour éviter toute ronde de chiens indiscrète ! Nos poches, d’ailleurs, se vident du poivre qui doit brouiller nos pistes ; nous voilà partis pour la deuxième phase de notre évasion : la traversée de l’ALLEMAGNE. La première étape consiste pour nous deux à gagner DEUTSCHE-KRONE, petite gare à 35 Kilomètres de là, d’où un train doit partir le lendemain matin à 7 H 30 pour BERLIN, via KUSTRIN. Cette marche dans la nuit avec la neige s’annonce extrêmement pénible, car, d’une part, nous sommes obligés de marcher à la boussole, d’autre part, le froid vient de glacer la neige et nos pieds glissent, retardant et fatigant notre marche. Nous essayons de parer à cela en revêtant nos chaussures de vieilles chaussettes de laine, mais celles-ci ne durent pas longtemps. Lorsqu’un village apparaît dans une clairière, nous le contournons et essayons de retrouver ensuite la direction, non sans éveiller parfois quelques chiens de garde, dont chaque aboiement nous donne un petit frisson, car ne serait-ce pas par hasard le chien d’un "Schuppo", garde du village. REDERITZ, FRENDENFIER, les deux gros bourgs que nous avions à traverser n’ont présenté aucune difficulté, tout dort. Quelle satisfaction à mesure que nous avançons de voir disparaître peu à peu les lueurs des projecteurs du Camp ! Ainsi, après une marche fort épuisante ( nous n’avions plus marché depuis bientôt deux ans) nous atteignons vers 5 heures du matin les abords de DEUTSCHE-KRONE et, après nous être brossés et nickelés, nous gagnons la "Bahnhof" d’où un autorail viendra nous cueillir pour débuter la traversée du Grand Reich, cette fois-ci assis. 3ème DEPART = 18 MARS 1942 La 3ème journée et le 3ème tragique départ nous seront racontés lors de notre malheureux retour ; nous ne les avons pas vécus personnellement, nous étions déjà bien loin. Ce fut, parait-il, une effervescence complète dans tout le camp, car nos camarades de chambre restants devaient, dès le début du 3ème jour, prévenir tous ceux du camp qui désiraient partir le soir même. Ce fut un véritable coup de théâtre pour nos camarades, étrangers à la chambre, d’apprendre l’existence de notre tunnel dont nous avions pu conserver le secret intact pendant huit mois. Au cours des appels, il fallut disposer neuf mannequins supplémentaires, c’est à dire, en tout dix sept. Le stratagème réussit parfaitement et chaque candidat à l’évasion de s’affoler ce jour-là pour rassembler ses vêtements civils et dresser en toute hâte un plan d’évasion. Evidemment, le camp entier en parlait et les Allemands n’attendirent pas longtemps pour l’apprendre ; ils devaient alors être décidés à faire un exemple. Lorsque notre malheureux camarade RABIN déboucha le soir du trou, le tunnel étant littéralement bourré de candidats, il fut criblé de balles de mitraillettes de la part des Allemands postés tout autour du trou dans les fourrés. Ce fut un véritable assassinat, car au dire de REVOL qui devait déboucher à la suite de RABIN, les Allemands attendirent que celui-ci fut tout à fait sorti du trou pour l’abattre comme un animal. Sitôt RABIN abattu, ils se précipitèrent à l’ouverture du tunnel et tirèrent des coups de feu à l’intérieur du tunnel, espérant ainsi opérer un carnage à l’intérieur de ce boyau. Heureusement, le tunnel faisait un coude à la sortie et ce fut un véritable miracle qu’aucun de ceux qui étaient dans le tube ne fut atteint. L’aventure du tunnel était terminée et, paraît-il, dès que les premiers coups de feu tuant RABIN furent entendus, ce fut un beau recul général a travers le tube, chaque candidat à l’évasion regagnant au plus tôt sa baraque. Ce fut un magnifique coup de filet que les Allemands n’exécutèrent pas ; et, cependant, s’ils avaient été tant soit peu intelligents, la première chose à faire était de cerner la baraque ; non, ils laissèrent échapper une vingtaine de candidats évadés avec leurs vêtements civils et tous leurs papiers, préférant sans doute faire couler du sang à l’autre bout du tunnel. Les Allemands les premiers furent stupéfaits de découvrir que le tunnel partait de chez nous ; ils croyaient réellement que le départ se trouvait dans les baraques les plus rapprochées des barbelés et ne pouvaient nous imaginer capables de ce travail titanesque. Quelques jours après cette sinistre histoire, ils commencèrent à détruire ce travail et craignant des éboulements, ils mirent des grenades amorcées à l’intérieur pour éviter que l’envie ne nous reprenne d’y aller refaire un pèlerinage ! Bilan de ce Tube : 17 évadés et 1 assassiné ; c’était pour notre infortuné camarade, payer bien cher les 17 évasions. |